Qu’est-ce que Roland Barthes, qui n’a jamais utilisé ce mot lui-même, a à voir avec l’autofiction? Paradoxalement, Barthes appartient à la génération distincte des écrivains autofictionneurs qui ont émergé à partir des années 1990, et il nous aide à comprendre l’expérience que leurs écrits ont en commun. Cette communication était destinée au colloque “Roland Barthes à l’écoute du contemporain”, prévu les 26 et 27 mars 2020, mais reporté en raison de la COVID-19.

Je suis venu au sujet de la relation entre Roland Barthes et l’autofiction à travers le travail que j’ai entrepris récemment en écrivant un chapitre sur l’autofiction pour la collection The Cambridge History of the Novel in French. J’ai préféré me concentrer sur le phénomène littéraire de l’autofiction plutôt que sur les interminables questions de théorie qu’elle soulève, et ce faisant, j’ai fait trois constats généraux: Tout d’abord, le rôle de Serge Doubrovsky a été exagéré, en partie à cause de la tendance à raconter sans cesse l’histoire de la création du mot « autofiction » en 1977 par ce dernier; ensuite, les auteurs d’ouvrages autofictionnels se divisent très clairement en deux générations, respectivement celles nées avant et après la Seconde Guerre mondiale, dont l’écriture implique effectivement deux notions différentes de l’autofiction ; enfin, le rôle de Barthes dans cette histoire a été sous-estimé, et mal compris. Les critiques parlent parfois du Roland Barthes par Roland Barthes comme d’une sorte d’autofiction avant la lettre,1 et il reste encore à dire sur l’importance de Barthes pour un retour du sujet de l’écriture dans les années 1970 et une réévaluation des problèmes de l’autobiographie, deux éléments essentiels à l’émergence de la première génération d’autofiction. Toutefois, mon but ici n’est pas d’aborder la place de Barthes dans la première génération d’autofictionneurs. Je soutiendrai plutôt que le travail du « dernier Barthes », suite à la mort de sa mère et centré sur un vaste projet pour une « Vita Nova », fait de lui un contemporain de la deuxième génération d’autofictionneurs.
Il ne s’agit pas ici de la généalogie, bien que Barthes ait sans doute exercé une influence sur la deuxième génération, mais plutôt d’un anachronisme, par lequel Barthes s’est montré en avance sur son temps. Cet anachronisme paraît moins étrange si l’on considère que l’autofiction est loin d’être une école littéraire, et que les écrivains ont généralement découvert leur propre forme d’autofiction, surtout, dans le cas de la deuxième génération, en réponse à certaines crises dans leur rapport à l’écriture, à leur moi et au monde. Ces crises, de nature variée, ont été décrites par Arnaud Genon comme des « fractures autobiographiques ».2 La comparaison entre l’œuvre du dernier Barthes et celle de la deuxième génération d’autofictionneurs peut éclairer réciproquement ces deux moments de l’histoire littéraire, qui s’avèrent obscure pour des raisons différentes : le premier parce que le projet de Barthes pour une « Vita Nova » a été interrompu avant sa réalisation, et le second parce que le champ des autofictionneurs est mal défini, voire confondu avec l’ensemble de l’écriture autobiographique contemporaine. Je reviendrai sur cette étrange contemporanéité, mais je voudrais d’abord raconter un épisode fictif d’une nouvelle de Jean Paulhan, qui semble caractériser la situation de Barthes lui-même vers la fin des années 1970.
Le Paradoxe d’Aytré
La nouvelle intitulée Aytré qui perd l’habitude a été publiée pour la première fois dans la NRF en 1921, et a fait l’objet d’un article de Maurice Blanchot en 1946, intitulé « Le Paradoxe d’Aytré ».3 Dans cette nouvelle, Aytré est un sergent français qui, avec deux autres officiers, est chargé d’escorter un groupe de 300 femmes sénégalaises à travers Madagascar. Aytré est responsable de la rédaction du journal de route officiel, qu’il nous est donné de lire. Au départ, le journal est utilitaire et banal : « nous arrivons, nous partons ; les poulets coûtent sept sous », etc.4 Mais, à partir d’un certain jour, son caractère commence à se transformer. Comme le résume Blanchot, « les comtes rendus deviennent plus longs. Aytré se met à exposer ses idées sur la colonisation, il décrit les coiffures des femmes, leurs tresses […] ; il parles des paysages étranges […] etc. Bref, le Journal est inutilisable. Que s’est-il donc passé ? Ceci, que visiblement Aytré a perdu l’habitude ».5 Il paraît que ce changement soit précipité au moment où Aytré ait assassiné une femme, bien qu’il n’admette pas ce crime dans le journal.
Blanchot utilise cette nouvelle, ainsi que l’expérience d’Aytré en matière d’écriture, pour répondre à la question « où commence la littérature ? » . Avant la littérature, le langage utilisé dans le journal est transparent, fonctionnel. Aytré reçoit le monde selon l’ordre établi, et il est satisfait de son rôle dans celui-ci, y compris dans les hiérarchies du pouvoir colonial. Puis la crise survient, et la littérature commence : le crime d’Aytré constitue un « écroulement », une « catastrophe initiale »,6 qui ébranle son rapport à lui-même, au monde et au langage. Il « se découvre comme en défaut et se [met] à traduire ce défaut par un excès de langage qui tenterait de le combler ».7 Malheureusement, le langage lui-même est frappé de la la même insuffisance, de sorte que « la sédimentation de significations confortables […] s’ébranle, […] devient glissement et pente dangereuse ».8 Le langage d’Aytré’s peut paraître « heureux », mais « son recours à une langue plus littéraire ou plus belle ne signifie que la perte irréparable de la seule langue qui lui était sûre ».9 Lorsque Blanchot généralise à partir du cas d’Aytré, il reconnaît que : « L’écrivain ne débute pas toujours avec l’horreur d’un crime qui lui ferait sentir son instabilité dans le monde, mais il ne peut guère songer à commencer autrement que par une certaine incapacité de parler et d’écrire, par une perte de mots, par l’absence même des moyens dont il surabonde. »10
L’autofiction contemporaine
Quel est donc l’intérêt de cette nouvelle et de la lecture qu’en fait Blanchot ? Évidemment, l’autofiction n’est pas co-extensive avec la littérature elle-même, sinon cette notion deviendrait une redondance. Cependant, l’expérience que fait Aytré d’une « catastrophe initiale » ressemble de près à l’expérience d’une « fracture autobiographique », qui semble être une caractéristique de la deuxième génération d’autofictionneurs. La « fracture autobiographique » est une sorte de « crise d’identité » dans laquelle un événement ou une situation traumatisante rend intenable à la fois l’identité et la place d’un sujet dans le monde, et déstabilise également son rapport au langage, par lequel il tenterait de restaurer cette identité.11 Par conséquent, son écriture commence à s’inscrire dans un projet autobiographique, afin de faire face à sa position de sujet fracturée. Cependant, il ne peut pas utiliser la langue comme un simple outil pour représenter directement sa vie. En revanche, son écriture figure de manière indirecte son état de fracture, et s’efforce de créer un moi qui ne saurait être que fictif.
Bien sûr, certains auteurs de la première génération d’autofictionneurs ont également vécu des événements traumatisants. Doubrovsky lui-même écrivait, comme Barthes, dans le sillage de la mort de sa mère, et Sarraute et Duras ont tous deux repris des périodes difficiles de leur enfance dans des œuvres qu’ils ont écrites dans les années 1980. Mais ces événements n’ont pas déterminé leur écriture de fond en comble, et ils ont largement abordé les problèmes découlant de la « dépersonnalisation » des années de théorie structuraliste, en s’appuyant sur des dispositifs formels dérivés du Nouveau Roman. Le premier exemple concret d’une écriture en réponse à une « fracture autobiographique » vient d’Hervé Guibert, qui inaugure en quelque sorte la deuxième génération.
S’il publie depuis 1977 des livres avec le projet autobiographique d’un « dévoilement de soi »,12 en poursuivant les thèmes de l’écriture du corps et de la mort, et en cherchant de nouvelles formes qui joignent la vérité à la fiction, la fracture n’apparaît qu’en 1988 lorsque Guibert découvre qu’il est séropositif.13 Il se retrouve alors non seulement aliéné de son corps et menacé d’une mort imprévisible, mais aussi confronté au problème qui a affecté tous les écrits sur le sida de cette époque: le sida est un signifiant tout puissant, imbriqué dans des discours collectifs de culpabilité et de honte, et soumis à un regard médical déshumanisant. La voix de la personne vivant avec le VIH est soit réduite au silence, soit accaparée par des fictions collectives. Pourtant, Guibert, dans son ouvrage de 1990, À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, invente une forme pour manifester cet état de fracture, pour écrire l’aliénation de la maladie et de l’écriture elle-même. Il remarquera plus tard : « Le sida m’a permis de radicaliser un peu plus encore certains systèmes de narration, de rapport à la vérité, de mise en jeu de moi-même au-delà même de ce que je pensais possible. »14
Pour Christine Angot, qui s’inscrit dans la lignée de Guibert et deviendra une sorte de figure de proue de l’autofiction contemporaine, sa propre « fracture autobiographique » se rapporte à la relation incestueuse qu’elle a entretenue avec son père lors de son adolescence. Après plusieurs œuvres qui ont présenté sa vie à travers un mélange équivoque de vérité et de fiction, son ouvrage de 1999, L’Inceste, aborde directement cette « fracture », aussi bien dans le fond que dans la forme : une forme marquée par une répétition obsessionnelle, due à l’insuffisance du langage dont elle dispose, et créant des liaisons incongrues ou interdites. Chloé Delaume, quant à elle, dans son ouvrage Le Cri du sablier paru en 2001, raconte comment, enfant, elle a vu son père assassiner sa mère avant de se suicider. Peut-être plus que tout autre autofictionneur, elle parvient à créer un style original marqué par son investissement dans la création littéraire de son identité et la contestation du pouvoir des fictions collectives sur nos vies.
Il faut souligner que, dans la réponse d’un écrivain à une « fracture autobiographique », l’élément autobiographique et l’élément de création fictionnelle sont tous deux nécessaires. Selon Camille Laurens, la vérité de cette écriture est fondée dans le corps de l’auteur, sur le principe que « la langue, fût-elle écrite, est issue d’un corps, [surtout] lorsque l’écrit concerne les événements du corps tels que la jouissance, l’accouchement, la maladie, la souffrance ou la torture physique, l’agonie, la mort ».15 L’écrivain ne représente pas directement le corps, mais écrit « depuis [le corps] », « à partir [du corps] ».16 L’écriture d’une telle expérience corporelle prélinguistique est en soi problématique, et l’autofiction tente d’exprimer « quelque chose de soi dont on sait qu’en l’exprimant on le rate », « une reste impossible » qui, selon le mot de Lacan, « ne cesse pas de ne pas s’écrire ».17 Ces auteurs utilisent chacun des formes différentes pour aborder leur propre relation à la langue, mais leurs textes ont certains traits en commun : le fragment, la répétition, une forme d’écriture diaristique (au sens large), enracinée dans le corps, et un investissement profond dans la création de soi par l’écriture.
Barthes, autofictionneur contemporain
Comment donc l’écriture du dernier Barthes se compare-t-elle à celle des autofictionneurs contemporains ? Tout d’abord, nous devons nuancer l’idée d’une division nette dans son œuvre. Barthes n’a jamais utilisé le langage uniquement de manière utilitaire comme l’a fait Aytré au début. Et tout comme pour les écrivains ultérieurs, il existe des continuités entre son travail avant et après l’apparition de la « fracture autobiographique » : déjà en 1973 Le Plaisir du texte a marqué le début d’une mise en question de l’exclusion théorique du sujet de l’écriture, anticipant ainsi une écriture axée sur le plaisir corporel et le projet autobiographique du Roland Barthes par Roland Barthes. Les fragments romanesques d’« Incidents » ont également été écrits au début des années 1970, et même l’annonce d’une « Vita Nova », lors de la conférence inaugurale de Barthes au Collège de France, précède la mort de sa mère.
Cependant, après la mort de sa mère, la « Vita Nova » a pris une dimension beaucoup plus large. Lors de son « satori » du 15 avril 1978, qu’il qualifie de « conversion littéraire »,18 il reconnaît qu’il ne vit pas un deuil ordinaire, mais un « deuil unique et comme irréductible » qui le laisse dans un état d’acédie, incapable de s’investir dans le type de travail qu’il faisait auparavant.19 Son travail intérieur lui paraît désormais comme « voué à la répétition », des articles, des cours et des conférences « sur des ‘sujets’ qui seuls varieront ».20 Il doit donc entreprendre une nouvelle vie, et pour un écrivain, une nouvelle vie doit s’attacher à « la découverte d’une nouvelle pratique d’écriture ».21 Il décide donc d’« unifier une vie d’écriture », et trouve une sorte de joie dans l’idée « que tout instant de la vie [soit] désormais travail intégré au Grand Projet ».22 Dès lors, chaque partie de son travail est dirigée vers son Roman en perspective, point culminant de sa « nouvelle pratique d’écriture », et nous savons maintenant que ce projet n’a pas été abandonné, mais seulement interrompu par l’accident de la mort prématurée de Barthes.23
Les journaux de Barthes
Il est difficile de se rendre compte du changement concret dans l’écriture de Barthes, car le « Grand Projet » est assez dispersé dans ses parties et son principal produit, le Roman, n’est qu’à peine commencé. Cependant, on peut trouver dans l’écriture diaristique de Barthes un fil plus linéaire qui traverse le projet « Vita Nova », qui comprend une transformation semblable à celle qu’a vécu Aytré, et qui anticipe celle des autofictionneurs ultérieurs. Rappelons que le Journal de deuil et les Soirées de Paris sont envisagés, dans les huit pages de plans qui sont reproduites dans les Œuvres complètes, comme des composantes du Roman imaginé, et que l’article « Délibération » est, entre autres choses, un prétexte pour publier un extrait d’un journal intime qui précède de peu la mort de la mère de Barthes.24 Comme j’ai déjà publié des lectures détaillées de ces journaux, je ne ferai ici que d’esquisser les grandes lignes de la manière dont ils se manifestent et répondent à une « fracture autobiographique ».
Comme on pouvait s’y attendre, ce premier journal intime est un spécimen accompli du genre, mais il est aussi conventionnelle sur le plan du genre. Comme le constate Barthes lui-même, ce texte n’a pas la « nécessité » d’une œuvre dans laquelle il se serait profondément investi, qui « [lui] serait dictée par un désir fou ».25 Le lendemain de la mort de sa mère, Barthes commence à écrire son Journal de deuil. Le contraste avec le journal précédent est immédiat et saisissant : son écriture se compose désormais de très courts fragments, dont il écrit parfois plusieurs en une seule journée. Alors qu’il se vantait auparavant de « n’avoir jamais écrit de phrase nominale » (ce qui est bien sûr une exagération),26 son écriture en est maintenant truffée. Son écriture se distingue donc de la tentative d’Aytré de « combler » un « manque » par un excès de langage, et tend plutôt vers une forme minimale qui résiste au développement narratif, à l’expansion rhétorique et au métalangage.
Ces fragments nous renseignent toutefois sur son état actuel et son rapport à l’écriture. Malgré le titre que Barthes lui-même a donné à ce « Journal de deuil », il résiste à la notion courante et psychanalytique du deuil et insiste sur le fait qu’il vit plutôt le chagrin. Alors que le deuil est « soumis au temps », mesurable, généralisable, un objet de connaissance savante, un processus de réintégration sociale, son chagrin à lui est « chaotique, erratique », il « ne s’use pas ».27 Son chagrin lui apparaît comme un état permanent, dont il ne saurait se remettre, et en effet « [il] ne souhaite rien d’autre que d’habiter [son] chagrin ».28 Son chagrin est une expérience corporelle, « sans substituts, sans symbolisation »,29 bien qu’il ait recours à une métaphore récurrente de son caractère muet : c’est « comme une pierre […] (à mon cou, au fond de moi) ».30
Du fait de cet état, l’écriture devient pour lui un problème inédit : au seuil de la dépression, incapable d’investir dans autre chose dans sa vie, il voit dans l’écriture la seule possibilité pour un « travail » qui pourrait être en mesure de faire face à sa « grande[] crise[] ».31 et elle lui apparaît comme « chose qui fait envie », havre, « salut », projet, bref « amour », joie ».32 Pourtant, son chagrin reste incommunicable, et de plus, Barthes est réticent à en parler « par peur de faire de la littérature », et donc de risquer de trahir ce « bien essentiel, intime ».33 La réponse à ce problème comporte deux étapes. Dans un premier temps, dans le Journal de deuil, il maintiendra une stricte adhésion à la vérité et à l’écriture minimale de son chagrin, tout en reconnaissant que, même s’il est « inexprimable », il est au moins « dicible » :34 Suivant la logique de la « phrase nominale », il peut simplement nommer les effets corporels de son chagrin (« brûlant », « déchirant », la « nausée », la « palpitation »),35 et il peut reproduire les mots qui surgissent dans sa tête (« c’est impossible », « pourquoi, pourquoi », « à jamais », et les mots mémorisés de sa mère, « Mon Roland […], tu es mal assis »).36 Au fur et à mesure que le journal progresse, les fragments se font plus rares, et au lieu d’un dénouement, il aboutit à sa conclusion logique en se réduisant à néant : le journal semble s’évaporer entièrement avec sa courte entrée finale : « Il y a des matinées si tristes… ».37
Mais il y a une deuxième étape dans la réponse de Barthes à cette situation, qui assume les risques de l’écriture littéraire et de la symbolisation de son chagrin, tout en reconnaissant que les « vérités » fragmentaires du Journal de deuil sont à l’origine de la littérature, tout comme les « moments de vérité » qu’il trouve dans sa lecture de War and Peace et de La Recherche,38 et feront partie du Roman en perspective qui va présenter « la vérité des affects ».39 Cette deuxième approche de l’écriture se retouve dans les Soirées de Paris.
Soirées de Paris constitue en effet la mise en pratique de la réflexion de Barthes dans l’article « Délibération » sur la question « puis-je faire du journal une ‘œuvre’ ? » et de sa conclusion : « je puis sauver le Journal à la seule condition de le travailler à mort, jusqu’au bout de l’extrême fatigue, comme un Texte à peu près impossible […] ».40 Le but esthétique et le processus de travail littéraire évoqués ici sont à l’opposé du Journal de deuil, et en effet la forme de ce journal est à nouveau radicalement différente. Les entrées sont longues et comprennent des observations détaillées, des commentaires approfondis et un fil narratif couvrant une série d’échecs dans la poursuite de relations sexuelles. En outre, l’œuvre est pénétrée d’une profonde ironie fondée sur le décalage entre les perceptions du Barthes qui « vadrouille » dans les rues de Paris, et celles du Barthes qui écrit son journal l’après-midi du lendemain, élaborant un récit dans lequel chaque détail banal semble prendre une signification large et instable. Le journal dans son ensemble a la structure architecturale d’un roman, d’abord parce qu’il est centré symétriquement sur un bref voyage à la maison familiale à Urt, ce qui rattache tous ces incidents au thème sous-jacent du chagrin de Barthes, et ensuite parce qu’il se conclut par un acte définitif de renoncement et un réinvestissement de désirs dans la seule écriture.41 Toutes ces caractéristiques peuvent être qualifiées de « littéraires » plutôt que de « fictives », mais elles ont toutefois conduit les critiques à qualifier les Soirées de Paris d’œuvre de fiction : pour Éric Marty, il s’agit d’une « petite fiction d’écriture », et pour Michael Moriarty, d’une « nouvelle sous forme de journal ».42
Conclusion
Cela nous amène, en guise de conclusion, à aborder deux questions : d’abord, quel est le statut des textes de Barthes, en tant que vérité, fiction ou autofiction ? Il ne s’agit pas ici des modalités du pacte de lecture, qui ont beaucoup préoccupé la discussion des critiques sur l’autofiction, puisque ces travaux n’ont pas été publiés du vivant de Barthes ou, dans le cas du roman Vita Nova, n’ont pas été menés à terme. Il convient plutôt de s’interroger sur les oppositions conceptuelles que Barthes construit par rapport aux problèmes de l’écriture en réponse à sa propre « fracture autobiographique ». Pour résumer, dans le Journal de deuil, Barthes poursuit un certain extrême, un respect rigoureux de la vérité de son expérience qui résiste à toute transposition ou généralisation littéraire, et conduit logiquement au silence. Les Soirées de Paris propose l’extrême opposé, non pas une fiction absolue mais plutôt un essai des limites de l’écriture littéraire tout en conservant la véracité d’un journal intime réel. Il s’aventure sur la « pente dangereuse » de l’écriture, au risque de déformer sa vérité individuelle, et face à l’impossibilité d’exprimer celle-ci directement. Il produit ainsi une œuvre cohérente, lisible, publiable,43 mais en tant que réponse à son chagrin cet écrit semble destiné à être répété et différé dans un nombre illimité de transpositions symboliques. Les plans de la Vita Nova font de ces deux journaux une composante du Roman imaginé,44 au même titre que de nombreuses autres transpositions du chagrin de Barthes. Par ailleurs, il n’y a aucune raison de croire que ce travail ambitieux, s’il avait été achevé, aurait été le dernier mot sur le sujet.
La deuxième question est de savoir quelle est la relation de Barthes avec l’autofiction contemporaine. Au premier abord, les œuvres de Barthes ne ressemblent pas au style de Guibert, ni à celui d’Angot, de Laurens ou de Delaume. Mais elles se rapporte à la propre expérience de Barthes d’une « fracture autobiographique », et elles esquissent les problèmes et les possibilités de répondre à celle-ci en écrivant. Cette expérience a été conçue par Paulhan dans sa nouvelle, conceptualisée par Blanchot comme une origine du littéraire dans la vie individuelle d’un écrivain, abordée en pratique par Barthes, et poursuivie dans de nombreuses directions nouvelles par les écrivains de la deuxième génération d’autofictionneurs à partir des années 1990. Les filiations historiques entre Barthes et les écrivains ultérieurs sont complexes : Barthes était l’ami et le parrain de jeunes écrivains, ceux-ci assistaient à ses cours, et plus largement, Barthes a continué après sa mort à façonner la culture intellectuelle des décennies suivantes de manière à créer les conditions propices à cette seconde génération. Mais l’expérience de tous ces écrivains est prise entre l’influence qu’ils subissent de la tradition littéraire et un saut individuel dans le vide. Ainsi tout écrivain qui « perd l’habitude » découvre, comme Roussseau au début de ses Confessions, « l’insuffisance de la littérature traditionnelle et le besoin d’en inventer une autre »,45 et se lance, comme Barthes, dans une nouvelle vie, une « Vita Nova ».
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1Tiphaine Samoyault, Roland Barthes, Seuil, 2015, p. 583.
2Arnaud Genon, « Hervé Guibert: Fracture autobiographique et écriture du sida », dans Claude Burgelin, Isabelle Grell et Roger-Yves Roche (dirs), Autofiction(s): colloque de Cerisy, Presses Universitaires de Lyon 2010, pp. 187–206 (p. 199).
3Jean Paulhan, Aytré qui perd l’habitude, dans Œuvres complètes I: Récits, Gallimard, 2006, pp. 237–60 ; Maurice Blanchot, « Le Paradoxe d’Aytré », dans La Part du feu, Gallimard, 1949, pp. 66–78.
4Blanchot, p. 73.
5Ibid.
6Blanchot, p. 74.
7Ibid.
8Ibid.
9Blanchot, p. 76.
10Blanchot, p. 74.
11Genon, p. 199.
12Arnaud Genon, Roman, journal, autofiction: Hervé Guibert en ses genres, Mon Petit Éditeur, 2014, pp. 46–47.
13Jean-Pierre Boulé, Hervé Guibert : Voices of the Self, Liverpool University Press, 1999, p. 2.
14Hervé Guibert, « La Vie sida », entretien avec Antoine de Gaudemar, Libération, 1er mars 1990, p. 21.
15Camille Laurens, « ‘Qui dit ça?’ », dans Autofiction(s) : Colloque de Cerisy, pp. 25–34 (p. 27).
16Laurens, p. 28.
17Laurens, pp. 29–30.
18Roland Barthes, Préparation du roman I et II : Notes de cours et de séminaires au Collège de France 1978–1979 et 1979–1980, ed. Nathalie Léger, Seuil, 2003, p. 32.
19Roland Barthes, « Longtemps, je me suis couché de bonne heure », dans Œuvres complètes, Seuil, 2002, t. 5, pp. 459–70 (p. 477).
20Barthes, « Longtemps », p. 466.
21Barthes, « Longtemps », p. 467.
22Barthes, Préparation, p. 32.
23Samoyault, pp. 650–51.
24Voir Sam Ferguson, Diaries Real and Fictional in Twentieth-Century French Writing, Oxford University Press, 2018, pp. 161–92 ; Sam Ferguson, « Diary Writing and the Return of Gide in Barthes’s ‘Vita Nova’ », Textual Practice, 30 no 2, 2016, pp. 241–66.
25Roland Barthes, « Délibération », dans Œuvres complètes, t. 5, pp. 459–70 (p. 679).
26Claude Coste, « Roland Barthes: Le regard du caméléon », dans Changer de style: Écritures évolutives aux XXe et XXIe siècles, ed. Sophie Jollin-Bertocchi et Serge Linarès, Brill-Rodopi, 2019, pp. 244–63 (p. 260).
27Roland Barthes, Journal de deuil, Seuil, 2009, pp. 81–82.
28Barthes, Journal de deuil, p. 186.
29Barthes, Journal de deuil, p. 156.
30Barthes, Journal de deuil, p. 117.
31Barthes, Journal de deuil, p. 143.
32Barthes, Journal de deuil, p. 69.
33Barthes, Journal de deuil, p. 175.
34Barthes, Journal de deuil, p. 187.
35Barthes, Journal de deuil, p. 52, 107, 23.
36Barthes, Journal de deuil, p. 50, 89, 227.
37Barthes, Journal de deuil, p. 255.
38Barthes, « Longtemps », p. 468.
39Barthes, « Longtemps », p. 469.
40Barthes, « Délibération », p. 669, 681.
41James Williams fait remarquer que cette conclusion narrative forte n’est pas caractéristique du journal en général, ni des écrits antérieurs de Barthes ; James Williams, « The Moment of Truth : Roland Barthes, ‘Soirées de Paris’ and the Real », Neophilologus, 79 no 1, 1995, pp. 33–51 (p. 38).
42Éric Marty, « La Vie posthume de Roland Barthes », Esprit, 174, 1991, pp. 76–90 (p. 80) ; Michael Moriarty, Roland Barthes, Polity Press, 1991, p. 5.
43En effet, Barthes a préparé ce texte pour publication, comme l’explique François Wahl dans l’introduction d’Incidents, Seuil, 1987, p. 8.
44Ferguson, Diaries Real and Fictional, p. 237 n. 64.
45Maurice Blanchot, ‘Rousseau’, dans Le Livre à venir, Gallimard, 1959, pp. 59–69 (pp. 63–64).